Dans une Russie où le mensonge d’Etat est une seconde nature, et où les événements cachent souvent un double fond, la vérité sur les tenants et aboutissants de l’attentat contre le Crocus City Hall de Moscou ne sont pas près d’être éclaircis.

Mais les spécialistes de l’Etat islamique (EI, aussi appelé Daech), comme Wassim Nasr, soulignent que l’organisation terroriste Daech a «maintes raisons» de s’en prendre à la Russie, «ancienne adversaire en Afghanistan et en Tchétchénie, alliée de Bachar el-Assad en Syrie, et aujourd’hui face à l’EI au Sahel».

L’EI, après avoir revendiqué l’attentat sur un canal habituel, a diffusé une vidéo apparemment tournée par les assaillants de la salle de concert sur des comptes de réseaux sociaux que le groupe utilise, selon Site, spécialisé dans la recherche antiterroriste.

Un article de la revue Foreign Policy répertorie des publications successives des médias de l’EI dans la région afghane, concernant le conflit russo-ukrainien. Après avoir surtout tenté de convaincre les musulmans de ne pas s’engager d'un côté ni de l'autre de cette bataille «de croisés contre croisés», les communicants de Daech se sont mis à suggérer «d’être patients», et de guetter les opportunités pour frapper les «infidèles». Une stratégie qui a visiblement été mise en pratique au Crocus City Hall.

Pour Daech, plus la cible est grosse, plus fort est le retentissement.

Muhiddin Kabiri, un des principaux leaders de l’opposition tadjike

«Pour Daech, plus la cible est grosse (le pays, la personnalité, l’endroit), plus fort est le retentissement. Ces extrémistes se battent avec l’infidèle global. La Russie et Poutine en font partie», note Muhiddin Kabiri, l’un des principaux leaders de l’opposition tadjike. Ce dernier dirigeait jadis le Parti de la renaissance islamique, mais a pris le chemin de l’exil après son interdiction et sa qualification d’organisation terroriste par le pouvoir à Douchanbe.

«Garde prétorienne»

Les experts notent qu’un vivier extrêmement important d’islamistes radicalisés originaires d’Asie centrale s’est constitué depuis des années au sein de l’État islamique, aussi bien dans la branche centrasiatique «centrale» de Daech, Organisation État islamique-Khorassan (OEI-K ou EI-K), que dans ses filiales régionales, centrasiatiques et russe notamment.

Le géographe David Gaüzère, spécialiste du terrorisme dans l’espace post-soviétique à l’université de Bordeaux, rappelle que les «recrues tadjikes de Daech faisaient partie de la garde prétorienne d’Abou Bakr al-Bagdhadi (chef de Daech en Irak de 2010 à 2014, NDLR)», avant de revenir dans la région centrasiatique après le démantèlement de l’EI en Syrie.

Ces Tadjiks radicalisés rêvent de mettre à bas le régime dictatorial du président Emomali Rahmon, et ont donc toutes les raisons de s’en prendre aux Russes, «qui sont ses meilleurs alliés», note-t-il.

Les terroristes de l’EI-K ont d’ailleurs fomenté plusieurs attentats au Tadjikistan. La Russie dispose d’une grande base militaire dans ce pays qu’elle considère comme le verrou sur la frontière – poreuse et lieu de grandes tensions – avec l’Afghanistan des talibans, où entre 1500 et 2000 combattants islamistes tadjiks seraient regroupés.

Rapprochement entre la Russie et les talibans

«En affaiblissant les Russes, les islamistes radicaux affaiblissent le pouvoir tadjik en même temps. Si Poutine saute, alors Rahmon sera chassé lui aussi du pouvoir», explique Gaüzère, qui précise aussi que les islamistes de Daech ont été très irrités du rapprochement entre la Russie et les talibans, qui a mené à leur propre lâchage par ces derniers.

Un rapprochement similaire s’est d’ailleurs produit entre l’homme fort du Tadjikistan, Emomali Rahmon, et les talibans au pouvoir à Kaboul. «Le premier offre son électricité, en échange d’une marginalisation des groupes terroristes tadjiks en Afghanistan», nous explique Muhiddin Kabiri, qui confirme que le lien Moscou-talibans a pu exaspérer Daech.

Pour comprendre comment les bataillons tadjiks de l’EI ont émergé, il est intéressant d’écouter Kabiri, figure de l’opposition tadjike modérée en exil et président de l’Alliance nationale du Tadjikistan revenir sur le passé. Cet ancien député, membre à l’époque soviétique de l’Académie diplomatique de Moscou, et qui dit rêver de construire dans son pays un État sécularisé laissant une place à l’islam modéré, affirme que «c’est la politique systématique et brutale de destruction du Parti de la renaissance islamique qui jouait le jeu des institutions, puis les attaques permanentes contre le sentiment religieux et la culture musulmane, qui ont poussé des pans entiers de la jeunesse tadjike dans les bras des extrémistes islamistes».

«J’ai le contact avec énormément de ressortissants sur place et à l’étranger, notamment en Russie, et partout j’entends le même discours. 'Vous avez été trop modérés, vous avez pratiqué l’apaisement et on vous a écrasés'», raconte-t-il, parlant d’une gigantesque frustration qui a trouvé un exutoire dans l’extrémisme.

Des questions sans réponses

Inquiet de voir monter cet extrémisme tadjik en Asie centrale, en Russie et en Europe, l’opposant, dont le parti est également interdit de séjour et décrété «terroriste» en Russie depuis deux ans, a lancé un appel à l’apaisement sur les réseaux sociaux, condamnant fermement l’attentat, et appelant les deux millions de Tadjiks en Russie à «contrôler leurs émotions» malgré la répression qui a commencé de s’abattre sur cette communauté, ciblée par les services russes.

«Il y a beaucoup de Tadjiks russes qui se sont tournés vers Daech, quand on nous a interdits, dit-il. Jusqu’à il y a deux ans, j’allais de Vladivostok à Moscou, pour rencontrer les communautés musulmanes, et je mettais en garde contre la répression du sentiment religieux dans mes entretiens avec les responsables russes.»

Depuis l’attentat, Kabiri dit observer «une grande confusion» dans la manière cruelle et brouillonne dont les services russes du FSB communiquent sur les responsables présumés des attentats et traitent ceux qui ont été arrêtés. Sur les 11 noms de Tadjiks présumés coupables, il est déjà avéré que trois d’entre eux vivaient tranquillement à Douchanbe tandis qu’un quatrième était à Samara. Aucun n’avait rien à voir avec l’affaire!

«Si ces Tadjiks sont bien porteurs de passeports russes, où ont-ils appris à se battre aussi professionnellement? Et pourquoi les Russes ne publient-ils pas les vidéos de la salle de concert qui doivent avoir enregistré l’attaque? Il y a beaucoup de questions sans réponses», note Kabiri qui, «sans vouloir être complotiste», se méfie terriblement de la manière dont les services russes et tadjiks vont instrumentaliser l’attentat. «On me dit qu’à Douchanbe le président a passé son week-end avec les ministères de force pour mettre au point sa version. J’ai peur qu’on veuille nous faire porter le chapeau.»

Laure Mandeville

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